Benjamin Stora: «Les Français ignorent qu’on décapitait les Algériens pendant la conquête coloniale »
Les présidents français et algérien se sont lancé le défi « d’apaiser » et « réconcilier » les mémoires tourmentées par des décennies de colonisation, de guerre et de tragédies de toutes sortes.
Pour ce faire, Abdelmadjid Tebboune a nommé Abdelmadjid Chikhi, le directeur général des archives algériennes, pour mener « un travail de vérité entre les deux pays ». de son côté Emmanuel Macron a désigné, au mois de juillet dernier, l’historien Benjamin Stora pour « dresser un état des lieux du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ».
Est-ce que c’est une démarche sincère des deux chefs de l’Etat, ou s’agit-il juste de manœuvres politiques sans lendemain. « Qu’est-ce qu’on va apaiser. C’est une instrumentalisation de plus. Stora va faire un état des lieux de ses travaux, quelques propositions et Macron ne fera rien, sa priorité étant de s’inscrire de plus en plus à droite pour être réélu en 2022», confie un chercheur français au site français Mediapart. Mediapart justement s’est longuement entretenu avec Benjamin Stora sur sa mission. Une mission vivement contestée par l’extrême droite et la droite française, alors que la gauche est restée silencieuse sur le sujet.
« La question coloniale, particulièrement algérienne, est aujourd’hui devenue centrale en France car elle pose les problématiques françaises, le racisme colonial, le rapport de la France à ses minorités, à la place de la religion », reconnait l’historien.
En ce qui concerne sa mission précise, il dira qu’il ne compte pas travailler ni avec la personnalité désignée par le président Tebboune, ni dans le cadre d’une commission mixte binationale. « Quand on fait un rapport comme celui-ci, c’est tout seul, explique-t-il. On ne le fait pas avec des collègues. En revanche, on le fait avec les associations, par exemple celle des réfractaires à la guerre en Algérie qui reversent leur pension aux Algériens, ou encore le comité Audin. Ce qui m’intéresse, c’est le point de vue des acteurs, les harkis, les pieds-noirs, les Algériens, les officiers de l’armée française, etc. C’est une réflexion d’un homme engagé qui a traversé 40 ans d’histoire franco-algérienne, un historien qui a travaillé sur le plan universitaire entre les deux rives et qui est aussi un acteur né en Algérie. »
Il avoue aussi que « cette histoire coloniale, extrêmement dure, cruelle, continue d’encombrer et de servir à des instrumentalisations politiques, et il y a les souffrances des peuples, des gens de part et d’autre qui, 60 ans plus tard, souffrent d’avoir été abandonnés, trahis, pas reconnus dans leurs souffrances ».
Mais ce qui a surpris le plus Benjamin Stora, c’est «le grand nombre d’associations qui ont demandé à me rencontrer depuis que cette mission est connue : des harkis, des pieds-noirs, des immigrés, etc., raconte l’historien. J’ai découvert un foisonnement d’initiatives de gens qui se battent depuis très longtemps pour la restitution d’un canon qui surplombait la baie d’Alger, des clés de la ville de Laghouat, la réhabilitation des cimetières, car c’est très important les cimetières pour faire son deuil, comme celui de Saint-Eugène Bologhine à Alger. Des associations de la communauté juive veulent préserver des cimetières comme ceux de Tlemcen et Constantine. Toute une série d’associations n’ont jamais cessé de revendiquer des passerelles mémorielles et n’attendent pas tout des États. »
Il attend toujours, par ailleurs, l’ouverture des archives qui a été promise, mais apparemment « il y a des restrictions de fermeture, qui oblige à tamponner les documents un par un et retarde l’accès à des documents déclassifiés, y compris secret défense», regrette-t-il.
Il lui sera difficile de « trouver des compromis mémoriels », sachant qu’ «il y a des gens qui ont vécu cette guerre dans des camps opposés, qui en ont souffert de multiples façons mais parmi eux, tout est possible : soit ils ont déjà fait un effort de compréhension pour le vécu des autres et compris qu’il pouvait exister d’autres points de vue, d’autres souffrances que les leurs ; soit ils n’ont pas fait cet effort et je ne crois pas à la possibilité de les forcer à le faire. »
« Il faut prendre des initiatives, expliquer qu’est-ce que la guerre coloniale, les camps de regroupement, etc. ? Les Algériens connaissent l’histoire française, les Français ignorent l’histoire algérienne, ils ignorent qu’on décapitait les Algériens pendant la conquête coloniale », ajoute-t-il.
Le rapport de Benjamin Stora est « quasiment terminé », annonce-t-il. Il le présentera prochainement à Emmanuel Macron.
Mourad Z.