Cinéma: Chérif Aggoune, l’artiste qui combattait les djinns Portrait de Rachid Oulebsir
Le pionnier du film d’expression amazighe, c’est lui ! En 1990, quatre ans avant “La colline oubliée” d’Abderrahmane Bouguermouh, alors que la scène culturelle nationale était verrouillée, et qu’une société médiévale ressurgissait des entrailles de l’Algérie, Chérif Aggoune entreprit de lutter contre les esprits malfaisants, contre les Djinns, les porteurs de l’archaïsme et de la régression ! Il réalisa « Tagara n lejnoun (La fin des Djinns) », son premier court métrage où ses personnages parlaient dans sa langue natale, le tamazight, au temps où son usage était interdit, chargée de tous les maux diviseurs fallacieux de la pensée unique .
Un passeur de mémoire
Cherif Aggoune n’aimait pas les sentiers battus, les chemins tracés par d’autres et que la commodité nous faisait suivre patiemment ! Il avait rompu des carrières prometteuses pour réaliser ses rêves, souvent hors de portée, des rêves humains de changement, des promesses de bonheur pour tous ! Il avait entamé des études de physique à l’université d’Alger qu’il ira poursuivre en France avant de rompre avec le milieu universitaire bourgeois et s’aventurer en 1978 à l’Ecole supérieure des études cinématographiques (ESEC) de Paris. Diplômé, Il rentre au bercail en 1981 et intègre la télévision nationale en tant que premier assistant réalisateur. Il voyait dans le cinéma un instrument de lutte moderne et complet au service des causes justes. Il était dans l’art engagé, militant de l’authenticité dans l’universalité.
Auteur, réalisateur puis producteur, Cherif Aggoune nous a laissé, entre 1990 et 2013, quatre films, outils de sauvegarde identitaire et d’ouverture sur les valeurs universelles, où il a tenté de dépoussiérer la mémoire nationale de tous les avatars des idéologies prédatrices mystificatrices et mensongères. Il a traité des thèmes majeurs qui interpellent l’intellectuel comme le commun des citoyens : les séquelles de la déculturation de l’époque coloniale, la perte et l’érosion identitaire, les luttes pour le pouvoir politique de la crise de l’été 1962, et enfin les conséquences dramatiques de la décennie du terrorisme islamiste. Chérif Aggoune traquait les naissances, les origines, les débuts des phénomènes pour en saisir toute la quintessence et ouvrir des voies de leur dépassement. Il s’est d’abord intéressé à l’enfance algérienne sous la colonisation française.
Tagara n Lejnoun, son premier film, un court métrage de 22 mn, mettra en miroir dans le style néo-réaliste, les deux sociétés qui allaient s’affronter dans une longue guerre de libération. Une histoire d’enfant dont les yeux étaient emportés par la route goudronnée vers la vie luxueuse des colons français et dont l’âme enchevêtrée entre l’école coranique, le cimetière et le troupeau de moutons sous les frênes et les oliviers, était nourrie dans la précarité sociale extrême par les contes qui entretenaient l’imaginaire collectif de la société paysanne et qui portaient toutes les valeurs de la délivrance espérée, promise par la vitalité de la culture locale.
Tlemcen l’andalouse, son second produit, est un documentaire de sauvegarde des apports artistiques des andalous chassés d’Espagne par la Reconquista de 1490. Un regard délicat sur la décrépitude, les mutations douloureuses induites sur la cité historique de Tlemcen, par l’absence de maitrise du développement, l’anarchie de l’industrialisation, l’abandon de la culture ancestrale de protection de l’environnement et la course prédatrice à l’accaparement du bien commun.
L’héroïne est son seul long-métrage de fiction. Il est consacré au drame algérien de la décennie terroriste. Il fait une lecture de la deshumanisation des hommes, des salissures de la mémoire, du détournement de l’histoire, conséquences du terrorisme islamiste des années 90. C’est l’histoire d’une veuve courageuse, mère de trois enfants, qui décida de camper la profession de photographe pour braver la horde intégriste en faisant de sa peur et de sa colère les moteurs de sa résilience.
Rocher Noir, est le dernier documentaire de Cherif Aggoune. Il est sorti en salle en 2015. Mais il a disparu des écrans. C’est une relecture du passage de la fin de la guerre contre la France coloniale à l’Indépendance algérienne. Le film est une réhabilitation d’Abderrahmane Farès, un personnage central de l’histoire algérienne, qui avait conduit avec tact le passage de la fin de la guerre à l’indépendance, un moment délicat de rupture historique humaine, culturelle et sociale. Ce fut le temps de l’organisation du référendum d’indépendance et de la récupération de l’administration coloniale par les rares algériens instruits, dans le contexte des violences de l’OAS et des luttes pour le Pouvoir au sein du FLN. C’est une lecture critique de la renaissance ratée de l’Algérie.
Yennay’Arts au nom de Cherif Aggoune
Cherif Aggoune n’a pas connu la consécration de son vivant. Il est néanmoins reconnu par les siens comme artiste de haute valeur. Lors de la célébration du Nouvel An amazigh 2970, la commune de Yakouren, dans la wilaya de Tizi Ouzou, en partenariat avec l’APW de Tizi-Ouzou et les Théâtres régionaux de Béjaia et Tizi-Ouzou a consacré la première édition du Festival du théâtre et du cinéma Yennay’Arts, du 10 au 12 janvier 2020, à sa mémoire de cinéaste militant universaliste. Le nom de Cherif Aggoune est tout un symbole pour cette première édition de Yennay’Art squi entend donner à la célébration du nouvel an amazigh une dimension artistique voire scientifique contre la folklorisation et la clochardisation culturelle. .
Son court métrage en tamazight Tagara n lejnun (La fin des djinns), présenté pour la première fois en 1990 par l’association ACB de Ménilmontant à Paris, fut sélectionné et apprécié au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand. Frédérique Devaux Yahi écrivait à propos de ce film: « Parlé de bout en bout en berbère, il a été produit par l’ENPA en 1990. La désignation des postes sur le générique de début et le déroulant final, tous deux en écriture amazigh, donne au film le ton d’un manifeste – au double sens du mot – à l’écran. Aggoune installe l’équipe, les acteurs, le réalisateur, les images et les sons, dans la tradition berbère, précisément dans sa composante amazighe, tout en utilisant la transcription en lettre latine qui est récente. »
Les films de Cherif Aggoune ont permis de relancer le débat sur l’usage des langues dans le cinéma algérien ! Quelle langue doivent parler les personnages dans le cinéma algérien ? Le tamazight dans tous ses parlers kabyle, chaoui, mzabi, chenoui, chelhi, l’arabe populaire, Derdja , l’arabe classique ? Le public cinéphile de Béjaïa auquel a été présenté en avant première le long métrage de Cherif Aggoune, L’Héroïne, a longuement échangé sur la question. L’université a également a pris en charge cette problématique lors d’un colloque adossé principalement aux films de Cherif Aggoune .
Le créateur silencieux
Cherif Aggoune ne parlait pas beaucoup ! Il agissait ! Dés son enfance, il apprit le poids du dire, L’Awal, El-Kelma . Il paya souvent le prix de la prise de parole alors que le silence posait sa chape de plomb sur les bouches et les regards. Dans sa famille, on lui avait transmis la valeur de la parole donnée. Cherif, l’ami du silence, préférait l’image en mouvement, celle qui dit, celle qui parle avec des sonorités populaires, des musiques que l’âme des gens simples reçoit comme un baume, comme une main qui vous prend et vous mène vers un horizon de liberté.
Ses amis refusent encore de parler de cet homme brillant au passé. Il nous a quitté alors qu’il était sur le projet d’un nouveau film. L’auteur Meziane Ourad dira : « C’est Fellag qui m’a appris sa disparition. Sa mort m’a fait mal, très mal. Sa disparition m’a légué autant de douleur que celle du départ de mes confrères assassinés pendant la décennie noire. Chérif Aggoune avait 68 ans, autant d’années d’éclats de rires, autant de mètres de profondeur dans ses yeux bleus. Chérif était un océan de bonté, de générosité. C’est lui qui a fait le premier film en Tamazight. Chérif Aggoune a vécu comme son film, discrètement. Sur la pointe des pieds. Il était né pour vivre. Il est mort de trop avoir vécu. »
Bachir Derraïs, un de ses amis, parle de cet homme silencieux : « Il était l’ami de tout le monde. Un cinéaste militant. Un artiste complet. Dans notre pays où le cinéma est en convalescence, Cherif était le militant pour le changement. C’était un homme sensible, il prenait les choses à cœur. Il avait des projets. Il était en train de produire un autre film d’Omar Belkacemi. Le cinéma est en train de bouffer ses enfants… »
Cherif mourra dans les bras de son cousin Slimane Aggoune. Ce dernier très courageux donnera ce témoignage : « Cette fois c’est plus que du cinéma. La fin du film de ta vie, tu l’as réservé pour moi et Amirouche. Cette séquence -là, la dernière où le précieux scotch que tu devais emporter à la fête du soir, a glissé de ta main. Criant Slim… tu allais tomber à la renverse. Mes mains te prennent par les bras. Tu as glissé le long de la porte, doucement, 40 minutes d’attente, de prières, de supplications. Quand j’ai levé les yeux sur le toubib, j’avais tout compris. Commence alors pour moi, une autre vie, celle de redevenir encore une fois, orphelin. Chérif tu m’as fait l’honneur de partir tout près de mon cœur, entouré de toute ma tendresse, comme celle de ta mère Khadîdja, cette grande dame qui t’accueillera. Malgré mes larmes, malgré la tragédie, 72heures après, je comprends mieux : oui, c’était ton dernier cadeau ! Chérif mon ami, merci. » .
Adieu l’artiste
Chérif était impressionnant. Je garde de lui l’image du reporter dynamique, caméra à l’épaule, une carrure de sportif, une forte tignasse noire zébrée de sel, et des yeux bleus dont la profondeur mystérieuse ne laissait pas indifférent. Il souriait tout le temps et ne parlait que pour formuler des projets, dire des engagements qu’il assumera jusqu’au bout. Après plusieurs rencontres d’écriture de scenarii chez moi à Tazmalt, nous nous sommes rencontrés, le 21 Avril 2018 à 22 h lors d’une émission culturelle de la chaine amazighe TV4. J’ai eu l’honneur de partager le plateau avec lui et notre ami commun Ali Mouzaoui. Ce fut un débat sur le rôle du cinéma dans la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel. Nous étions là tous les trois pour relancer l’animatrice Zahra Ferhati qui reprenait du service sur TV4. Elle notera sur le réseau Facebook : « Une très belle rencontre avec des hommes de culture Ali Mouzaoui, Rachid Oulebsir et Cherif Aggoune, un échange sur le cinéma d’expression amazigh et son engagement dans la préservation du patrimoine culturel et linguistique. »
Nous nous sommes revus deux fois dans les marches de la révolution du sourire à Bejaia. Caméra en main, il filmait la renaissance de son peuple.
Né à Oued Ghir, dans la wilaya de Béjaïa, en 1951, Cherif Aggoune nous a quittés le 17 décembre 2019 à 68 ans. Il a été inhumé à Paris entouré de sa famille et de ses nombreux amis.