Les langues maternelles en Algérie Par Rachid Oulebsir
Le 21 février 1952, dans le Pakistan oriental qui deviendra plus tard le Bengladesh, la police pakistanaise avait tiré sur les étudiants qui manifestaient pour que le parler Bengali (ou Bangla) soit constitué langue officielle. En célébration de cet événement illustrant le sacrifice juvénile symbolique, l’UNESCO a déclaré en 1999 le 21 février Journée internationale de la langue maternelle. Pour mémoire, en 2001, soit 50 ans après l’événement de Dacca, 126 jeunes algériens de Kabylie avaient donné leur vie pour que Tamazight, langue maternelle de millions d’Algériens, soit langue nationale et officielle.
Les premiers balbutiements de la vie
La langue maternelle est la langue natale de l’enfant, la première qu’il apprend de sa mère, ou d’un ou plusieurs membres de son environnement familial. Elle est constituée, aux tous premiers temps de la vie du bébé, de sonorités, de bruits, de petits mots affectifs accompagnés de gestes, de mimiques, de sourires, pour s’enrichir progressivement de mots complets, puis de phrases et enfin d’expressions formulant des idées simples, des envies, des sentiments, des pratiques, des désirs. Tout ce mélange sonore, gestuel puis verbal constitue pour l’enfant une première langue chargée de signes, de symboles, de repères qui façonneront à jamais sa personnalité. C’est le premier moyen d’expression par lequel il se socialise. La langue maternelle porte en elle des traditions, une culture exprimant une identité, l’identité de la mère !
Lorsque l’enfant est élevé par des personnes parlant plusieurs langues, il peut acquérir simultanément ces langues qui seront considérées comme ses langues maternelles. Il est en situation de bilinguisme. L’acquisition du langage se déroule naturellement avec la croissance de l’enfant par l’interaction avec son entourage immédiat. Durant les premiers mois de sa vie, l’enfant enregistre des sons, des phonèmes et des intonations, avant de tenter de les reproduire, et finir par articuler les mots et organiser des phrases lorsque son appareil phonatoire le lui permettra. L’apprentissage du lexique, de la grammaire et de la syntaxe se déroule naturellement sans conscientisation. Les linguistes disent que la langue natale se construit « de bas en haut », contrairement aux langues étrangères dont l’apprentissage se passe « de haut en bas ».
L’école une puissante machine à laver les langues maternelles
Les traumatismes de la dématernalisation sont visibles chez l’enfant algérien balloté par une école qui l’arrache violemment à son monde maternel : l’enfant algérien tête la langue amazighe du sein maternel et s’en imprègne jusqu’à 4 ans, il est mis en crèche où il est environné par un « Charabia » arabo-franco-amazigh, puis à l’école coranique où il est soumis au processus de dressage par la mémorisation de Sourates destinées aux adultes ! A 5 ans, il est pris en charge dans le Préscolaire par des aides maternelles recrutées dans le Filet Social n’ayant aucune formation ! A 6 ans, Il entre au primaire et durant deux ans il est instruit en arabe exclusivement ! En 3ème année élémentaires, on le met au Français ! Et en 4ème année on lui remet Tamazight sa langue maternelle …. Mettons-nous à la place de L’enfant ! Quelle représentation a-t-il de la langue de sa maman après être passé par cette puissante machine à laver la langue maternelle?
Géographie linguistique de l’Algérie à l’indépendance
Il est bon de jeter un éclairage à l’occasion de la journée internationale de la langue maternelle, sur la richesse et la diversité linguistique amazighe et arabe dans toutes les régions du plus vaste pays d’Afrique. En 1956, une étude du « Secrétariat social d’Alger » établit que « le berbère est le langage très vivace, nullement en voie de disparition, d’un nombre considérable de ruraux et de montagnards villageois : environ 25% des indigènes le parlent : La proportion est de 38% dans le département de Constantine, 37% dans celui d’Alger et 10 % en Oranie ». Nous pouvons déduire que l’arabe parlé était la langue du reste des algériens, soit 75% de la population autochtone. La répartition suivant les 3 départements de la colonisation donnait 90% pour l’Oranie, 63% pour le département d’Alger et 62% pour le Constantinois. Les colons français et les juifs utilisaient alors le français. Notons cependant que la plupart des juifs étaient des citadins, à l’exception de la colonie Bahussiya, qui vivait d’élevage dans les pourtours immédiats de Souk Ahras et parlait le berbère. Ils s’exprimaient dans un dialecte judéo-arabe qu’ils écrivaient en cursive hébraïque. Ce dialecte a fini par être avalé par l’arabe parlé d’Alger.
A l’exception des colons et des juifs assimilés par le Décret Crémieux du 24 octobre 1870, la langue française était méconnue des Algériens, parlée et écrite par seulement près de 6% des hommes et 1,5% des femmes. Ces algériens lettrés en français se rencontraient dans les centres urbains, et principalement en Kabylie où les français avaient ouvert les premières écoles et installé des couvents chrétiens.
Situation des langues maternelles en Algérie
Il y a autant de langues maternelles que de communautés linguistiques rurales et urbaines en Algérie. Un premier constat s’impose : La langue arabe littéraire, langue officielle de l’Etat algérien, n’est pas une langue maternelle, pas plus que ne l’est le français. Même si pour le français, des situations de bilinguisme peuvent être recensées dans quelques îlots élitistes culturellement liés à la France. Les nombreuses langues maternelles algériennes sont des parlers amazighs et arabes. Les parlers amazighs sont localisés dans une géographie discontinue allant de l’immensité Chaouie ayant l’Aurès pour noyau, jusqu’aux Béni Snous de Tlemcen, passant par la région kabyle des Babors au Djurdjura et la succession de blocs amazighophones d’inégale importance comme l’Atlas Blidéen, Chenoua, Béni Menacer, Monts de Miliana et Ouarsenis. D’importantes zones berbérophones s’éparpillent dans le sud et le Sahara : Des Ksours oranais aux territoires targuis, passant par le Gourara, Ouargla, le Mzab, et Touggourt. Dans chaque région, il y a autant de parlers que de communautés rurales et d’îlots villageois.
Contrairement aux territoires amazighophones montagneux et oasiens, le domaine de l’arabophonie est dans une continuité géographique et une diversité linguistique reflétant la variété des modes d’existence des arabophones, anciens berbérophones arabisés par la proximité des villes ou arabes de souche pasteurs nomades ou citadins artisans ou lettrés. L’Algérie ne fait pas exception dans le monde arabe. On y recense plusieurs arabes parlés. Les variations dialectales sont si nombreuses que d’une région à l’autre on se comprend difficilement ! Un citadin de Constantine échange difficilement avec un pasteur de Laghouat, un cultivateur de la plaine oranaise a beaucoup de peine à se faire comprendre par un montagnard de Souk Ahras ! Mais depuis l’indépendance, une tendance née de l’extension du tissu urbain sous la colonisation se renforce de plus en plus et se concrétise par l’adoption d’un arabe parlé transcommunautaire qui s’impose comme langue véhiculaire à l’échelle du territoire national. Même dans les zones berbérophones, l’arabe dialectal citadin d’Alger est usité couramment.
Une officialisation spécieuse de Tamazight .
Pour mémoire notons qu’en 2001, soit 50 ans après l’événement de Dacca , 126 jeunes algériens de Kabylie avaient donné leur vie pour leur langue maternelle, pour que Tamazight, langue maternelle de millions d’Algériens, soit langue nationale et officielle. Tamazight qui a tenu plus de 3000 ans face aux successives colonisations fut, après l’indépendance du pays, durant cinq décennies, victime du préjugé sans fondements qui considère les langues populaires comme dialectes incapables de véhiculer des concepts scientifiques, et de ce constat pourtant rejeté par la science, elles devaient être institutionnellement écartées par l’arabe et menées vers l’extinction définitive. L’histoire retiendra qu’en 2002 le législateur algérien sous la pression de la population, a inscrit Tamazight « également langue nationale » dans l’article 3 de la Constitution. Ce n’est qu’en 2016, que la constitution algérienne intègre l’officialité de Tamazight et lui consacre dans les textes une académie et l’outillage nécessaire à son développement à même de lui rendre sa dignité et sa capacité d’exprimer le vécu de l’Algérien et sa réflexion dans la culture universelle. Notons que la constitution de 2016 ne protège pas Tamazight comme elle le fait dans son article 212 avec la langue arabe et la religion musulmane. Tout peut être remis en cause. Rien n’est donc acquis définitivement.