Littérature : relire Camus, une nécessité Par Rachid Oulebsir
Relire Camus n’est pas une mode, mais une nécessité dictée par la recherche de modèles de gestion de la fulgurante pandémie du Covid-19 ! Les éclaireurs du monde entier relisent «La peste». Albert Camus a créé une situation expérimentale de la vie des hommes en période de confinement prolongé, qui interroge les comportements humains en temps de guerre, bactériologique ou autre. C’est d’une puissante actualité !
Construit comme une tragédie, le récit eut pour théâtre la ville d’Oran frappée par la peste dans les années quarante. On y lit le déroulement du confinement et ses conséquences sur la vie des populations et sur les décisions des autorités, situation semblable vécue de nos jours à travers les cinq continents.
Le succès de «La peste»
Au lendemain de la seconde guerre mondiale avec ses millions de morts, le monde était en attente d’explications des tragédies qu’il subit régulièrement. Le roman « La peste » paru dans ce contexte historique, offrit à l’auteur un fort potentiel de lecteurs psychologiquement en attente de clés pour une sortie de crise. Ce roman qui explique dans une grande concision les faiblesses et les dérives de l’homme avait connu immédiatement un grand succès. C’est une chronique du quotidien suspendu d’une population indifférenciée confinée pendant une épidémie de peste. Camus aurait pu choisir Constantine, sa ville de naissance, ou Alger où il a grandi dans le quartier pauvre de Belcourt, mais il ira dérouler son récit à Oran, une ville qu’il n’aime pas particulièrement comme il en ressort de son récit. La peste bubonique survenue dans l’ouest algérien durant l’été 1945, après la seconde guerre mondiale, fut légère, pratiquement sans impact retenu par la mémoire collective régionale. Elle n’a pas donné lieu au confinement narré dans le détail de la construction imaginaire de l’auteur. Cet épisode a néanmoins offert à Albert Camus l’opportunité de dérouler son récit dans cette ville qu’il a préféré à Alger, théâtre d’une terrible épidémie de peste en 1944. André Malraux rapporte que dans un échange sur le nazisme, Camus l’avait informé le 3 mars 1942 de son chantier d’écriture d’un roman sur la peste, lui confiant que « c’est bizarre, mais dit comme cela, le sujet me parait si naturel ». Une fiction en somme.
Oran, « une île malheureuse »
La fiction qui se déroule dans la deuxième préfecture de l’Algérie française, dans les années 1940, fait bizarrement abstraction de la guerre mondiale. Oran est évoquée dans son quotidien ordinaire, les marchés, les cafés, les routes couvertes de poussière, le vent chaud et l’odeur de la mer et l’absence de végétation. « Oran gémissait comme une île malheureuse », écrit Camus.
Le sujet totalement fictionnel fleure par ses thèmes l’analogie avec le fascisme et le nazisme du coté de ceux qui subissaient cette « peste brune ». Le rapprochement se fait par l’atmosphère générale de la narration. On se retrouve parmi ceux qui sauvent des vies et d’autres qui tentent de tirer profit du chaos ambiant. On y voit la difficile résistance de ceux qui prennent le parti des victimes face à l’oppression sous toutes ses formes, l’évocation des menaces permanentes, l’isolement dans des camps de quarantaine. De l’impréparation des hôpitaux et l’entassement des malades qui s’en suivit, de la réquisition des écoles inadaptées et les crémations qui évoquent directement le nazisme et ses camps de concentration. Les thèmes centraux du roman sont la mise à l’épreuve collective et la mort inattendue face à un terrifiant fléau incontrôlable. Viennent s’y greffer des sentiments légitimes comme la crainte du handicap et de la maladie, l’indicible souffrance dans la solitude, les affres de la séparation et deshumanisation de l’exil. L’auteur décrit d’une plume saisissante les épisodes révoltants de la mort.
Une population indifférenciée
Les personnages principaux sont tous masculins. Rieux, le médecin narrateur précis, figure sociale principale dont le seul souci était de faire convenablement son métier, et sa doublure Tarrou, sorte de philosophe solitaire décalé, ont à leurs cotés, Rambert, le journaliste parisien coincé à Oran, voulant à tout prix rejoindre sa fiancée dans la métropole, Paneloux, le prêtre et son fatalisme religieux qui finira par comprendre que l’église ne pouvait rien contre la peste, Grand, le fonctionnaire municipal déshumanisé, froid comme une statistique, Cottard, le trafiquant qui voit dans le malheur une opportunité d’enrichissement et Othon, le juge distant et froid qui, après la mort de son fils, comprend les limites de la loi et s’engage face à l’épidémie. Tous ces personnages évolueront avec l’impact de la peste sur la ville. Il n’y a pas de personnages centraux féminins, tout comme il n’y a aucun Arabe dans le récit de 350 pages structuré en cinq parties inégales. Si ce n’est la rapide évocation des arabes dans les premières pages, comme curieux objet de reportages, lors de la rencontre de Rieux avec le journaliste Rambert ! Les rôles attribués aux rares femmes sont classiques, elles incarnent l’affection, la patience, la douleur, voire la résignation. La population n’a pas d’identité particulière, c’est un tout évoqué collectivement. Il n’y a ni autochtone arabes, ni Français colons, artisans, fonctionnaires, ou autres travailleurs. L auteur fait évoluer la population de l’indifférence égoïste à la peur, des tentatives d’émeutes à l’abattement, dans une sorte de consentement éphémère, qui mue avec l’épidémie vers la perte de soi entre panique et espoir. Les autorités, timorées au début, à l’image du préfet, craignant d’affoler la population se ressaisissent et organisent le confinement et l’approvisionnement de la ville. Tout comme au 18e siècle, après l’épidémie de choléra à Oran, elles envisagent de dresser un monument à la mémoire des pestiférés.
Les leçons de «La peste»
Cette fiction que son auteur avait pensée comme un outil de lutte contre le fascisme, l’autre peste qui frappait l’humanité née de la folie des hommes et non d’un méchant virus incontrôlable, nous fait vivre les dérives essentielles de l’homme dans son environnement et la totalité des leçons qu’il n’a pas encore apprises. Tout est à revoir : notre désastreux mode de vie, nos dérives, nos négligences, nos agressions contre la nature, sa faune et la flore ! Tant que l’environnement demeurera dans l’état de saleté avancée, le nombre d’Algériens exposés aux maladies respiratoires, aux allergies, aux virus mortels comme le Corona, ne fera qu’augmenter ! Le pays sera-t-il réduit à cette comptabilité macabre d’après les pandémies ?
Oui, la grippe Corona reviendra, tout comme les autres maladies, peste, choléra, paludisme et autres typhoïde. La prolifération de l’habitat précaire, les égouts à ciel ouvert, la gestion aléatoire des déchets ménagers, l’absence de campagne de dératisation et de désinsectisation participent directement à l’apparition de ces fléaux. Le ramassage des ordures est devenu un problème, il ne se fait plus régulièrement. Les décharges sauvages à l’entrée des villes et villages, créent des vecteurs de nuisances tels qu’insectes, chiens et chats errants, rongeurs porteurs de maladies. L’absence d’eau est une autre préoccupation des habitants de la plupart des régions du pays. Cette pandémie du Covid-19 fait suite à une série de catastrophes qui a frappé le pays à savoir, en 2002 la tuberculose avec 18328 cas, la typhoïde avec 2411 cas et la méningite avec 2579 cas, en plus des maladies à transmission hydrique avec en moyenne 8125 cas par an. Les conditions de malvie liées à la pauvreté créent des environnements propices à la diffusion de la maladie.
Camus « est né chez nous, on peut lui faire confiance », comme dit une ancienne publicité de Sonatrach. Après cette pandémie, nous ferons des bilans ! Le nombre de morts, le coût financier et matériel du temps perdu ! La remise en marche de l’économie et de la société à l’arrêt ! Le coût du de confinement ! Mais irons-nous au delà pour penser le futur ? C’est une vision de gouvernance, donc une question politique.