Portrait: Abdelhafid Idres, une vie pour un dictionnaire Par Rachid Oulebsir
Il y a un an, nous quittait, à l’âge de 73 ans, Abdelhafid Idrès, l’homme qui a voué sa vie à la confection du plus grand dictionnaire français-tamazight et tamazight-français. Militant berbérisant proche de Mouloud Mammeri, Abdelhafid Idrès était une bibliothèque vivante ! Fin érudit, affable, abreuvé à multiples cultures et maitrisant de nombreuses langues, sa fréquentation était agréable. Toujours entouré d’une nuée de personnes, il prodiguait conseils et orientations parlant sans retenue de ses projets, distribuant idées et feuilles de routes engageantes.
Un courage exceptionnel
Dans l’une de ses ultimes déclarations à un confrère, il dira : “C’est avec du courage, de l’amour pour ma culture que j’ai tenu. Sans cela, j’aurais certainement abandonné il y a longtemps. Alité à l’hôpital et obligé d’écrire pour terminer cet ouvrage, ce n’était pas évident du tout … C’était franchement fastidieux”. De santé fragile Abdelhafid ne se plaignait jamais ! Il avait consacré treize années de sa vie pour finir son dictionnaire. Acharné, résilient, il ne renonça jamais malgré cinq hospitalisations et de nombreuses chirurgies durant cette période ! Il poursuivit son travail alors qu’il était en rééducation à l’hôpital spécialisé d’Il-Matène (Bejaia). Enterré le 13 mai dans son village natal Timanachine dans la commune de Boukhlifa , Abdelhafid réunira pour son ultime départ un aréopage de femmes et d’hommes de culture à coté de la population locale nombreuse et fière de son fils prodigue ! Il vivra avec son œuvre irremplaçable, un dictionnaire à double entrée de 65.716 expressions amazighes traduites vers la langue de Molière. Son dernier refuge fut le Café Lallali dans le quartier Ihaddaden à Bejaia où il habitait. Il était toujours entouré de ses amis, c’est-à-dire beaucoup de monde. Malgré sa modeste retraite, il était toujours le premier à payer les consommations. Et la scène se répétait quotidiennement, témoignent ses amis qui envisagent de créer une association pour perpétuer sa mémoire. Malade, avec une forte baisse de l’acuité visuelle, il lança un dernier travail : réécrire les chants de Slimane Azem pour le monde scolaire. Il ne put malheureusement finir cette noble tache.
L’œuvre d’une vie
Un gros dictionnaire à double entrée Amazigh-Français et français amazigh vient d’être mis en librairie par les Editons ENAG. Soutenu financièrement par le HCA dans le cadre du centenaire de la naissance de Mouloud Mammeri, cet ouvrage de 2000 pages et plus de 65 000 mots de Abdelhafid Idres ,vient capitaliser toutes les œuvres parcellaires et thématiques qui ont émaillé les 19e , 20e et 21e siècle. C’est l’œuvre d’une vie.
Parue en 2003 dans une première version le travail mené conjointement avec Rabah Madi a été repris par Idrès et enrichi avec les riches parlers amazighs et les emprunts et les néologismes imposés par la modernité. Ce dictionnaire est paru en l’an 2003 dans une première édition confectionnée dans l’urgence comme réponse aux besoins de la conjoncture dans un élan militant auquel de nombreuses personnes anonymes avaient apporté leur contribution. Abdelhafid Idrès, l’auteur, hanté par le besoin de sauvegarde de Tamazight, notre langue maternelle, et le devoir de mettre à disposition des acteurs de l’école algérienne qui s’ouvrait timidement à son enseignement, un outil de travail indispensable, s’était remis au travail malgré un état de santé qui ne lui laissait pas toute la latitude d’œuvrer dans la sérénité voulue.
Un effort de capitalisation
Ce dictionnaire est un effort intellectuel de capitalisation des ineffables sacrifices populaires pour le recouvrement de l’usage officiel de Tamazight. C’est un outil de travail pour les acteurs du terrain institutionnel : collégiens, lycéens, étudiants et universitaires mais aussi un instrument aux mains des chercheurs, des écrivains et autres intellectuels ayant à cœur l’universalisation de notre patrimoine culturel immatériel dont la langue constitue le vecteur principal de sauvegarde et de transmission. Cet ouvrage complète, après le « Dallet », les différents dictionnaires, glossaires et lexiques kabyles limités et partiels parus depuis un siècle et demi. Le premier de ces travaux réalisé par Venture de Paradis pour des besoins coloniaux de communication, date du milieu du 19ème siècle (1848). Les nombreux ouvrages précurseurs sont déjà rangés au titre de patrimoine bibliographique, dont le fameux travail de Jean Marie Dallet, paru en 1982, semble être le résumé.
Nous en faisons ici une énumération à titre indicatif pour aider le lecteur universitaire à aller dans le fonds lexicographique kabyle et connaitre la chronologie des travaux et des contributions des pionniers qui n’avaient ni les conditions, ni les moyens de recherches d’aujourd’hui et qui par leur engagement, quelques furent les motivations historiques et personnelles, ont pu sauvegarder par écrit l’essentiel de la langue que nous utilisons aujourd’hui.
De Venture de Paradis en 1844 au Père Dallet en 2002
Le premier dictionnaire français-kabyle fut rédigé par Jean Michel de Venture de Paradis entre 1788 et 1790, lors d’un séjour en Kabylie. Il ne sera publié qu’un demi-siecle plus tard en 1844. Dans la même année parait un gros dictionnaire « Dictionnaire français–berbère, dialecte écrit et parlé par les Kabailes de la division d’Alger ». Ce travail composé pour plus de moitié du parler des tribus de La Vallée de la Soummam, accompli par un natif de Bougie, Sidi Ahmed Ben Lhadj Ali, est paru sous le nom de Brosselard. Nous ne pourrons distinguer la part de travail de l’un et de l’autre des deux auteurs, mais le nom de « l’indigène » a progressivement été effacé et seul Brosselard fut retenu par la mémoire coloniale. L’utilisation de nègres durant la colonisation était une pratique courante, leurs noms ne paraissant que rarement dans les ouvrages que s’attribuaient les éditeurs, les imprimeurs et les auteurs désignés par l’administration coloniale.
En 1873, parait le dictionnaire Français–Kabyle de J.B.Creusat. En 1878, viendra le nouveau dictionnaire d’Olivier. En 1887, sortit le « Manuel de langue Kabyle » de René Basset. G. Huyghe publiera en 1901 un dictionnaire Kabyle-Français qu’il complétera par deux autres successivement en 1903 et en 1907. En 1913, Amar ou Saïd Boulifa publia un important glossaire à la fin de sa « Méthode de langue Kabyle – 2ème année ». En 1954, le Dr Ould Mohand Ali publia « Vocabulaire médical français –Kabyle ». Jean Marie Dallet, a commis « Le verbe kabyle, lexique des Ait Menguellet » en 1953, et « Initiation à la langue berbère de Kabylie » en 1960.
En 1982 le dictionnaire de Jean Marie Dallet est publié à titre posthume. « Dictionnaire kabyle-français, parler des Ait Menguellet ». Ce dictionnaire renouvelle les anciens lexiques et glossaires partiels et peu fiables et les surclasse par sa méthode (classement par racines) et son riche contenu. Il s’adresse à tous ceux qui cherchent à connaitre les réalités de l’Afrique du nord amazighe qui se manifestent dans la langue kabyle et les autres langues et parlers berbères. Les sociologues, les anthropologues et les spécialistes des littératures orales ont toujours trouvé de l’intérêt dans ce travail collectif pour lequel toute une tribu kabyle, les Ait Menguellet, fut sollicitée durant des années.
Une préface de Rachid Oulebsir
Le travail d’Abdelhafid Idres, accompli avec des moyens dérisoires dans des conditions précaires et dans l’indifférence des institutions et de la population, vient combler un besoin clairement affiché par l’école algérienne à l’heure de la généralisation de l’enseignement de Tamazight. L’auteur a persévéré durant deux décennies avec une régularité de métronome, sa ténacité finit par payer. La première édition de son travail parue en 2003 fut bien accueillie et le besoin d’une deuxième édition enrichie, plus apurée, plus complète, plus rationnelle s’était exprimé après l’épuisement de la première édition. Cet ouvrage, outil lexicographique d’une grande finesse, couronne l’effort intellectuel et militant d’une vie entière. Il participe dans une conjoncture marquée par l’officialisation de Tamazight à l’effort national de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel amazigh dans toutes ses dimensions universelles. Abdelhafid Idrès avait placé une grande confiance en moi, me confiant son ouvrage pour lui rédiger une préface pour la partie Français-Tamazight. Ce fut pour moi un grand honneur de participer à cet effort de sauvegarde de notre identité amazighe.