Portrait: Beggar Hadda, amour et révolution (vidéo) Par Rachid Oulebsir
Elle est morte en mendiant dans une rue obscure d’Annaba après 50 ans de chansons d’amour et de soutien aux moudjahidines de la guerre de libération ! Tout comme Chrifa et Hnifa, qui avec des centaines de chansons, ont fini leur vie sans droits d’auteur en femmes de ménage, Beggar Hadda, la femme rebelle qui a révolutionné le monde artistique des années 40 en chantant avec les hommes, constitue l’un des trésors du patrimoine de l’Aurès. Ignorée des médias jusqu’en 1990, l’héritière mémorielle d’Aissa Djermouni, est le symbole de la condition tragique de la femme artiste en Algérie.
Arracher la liberté
Offerte par sa mère à un vieil homme à l’âge de douze ans Hadda s’est révoltée en fuyant le mari qui avait l’âge de son grand père. Chantant dans les fêtes, elle vivra une jeunesse précaire d’aventures et d’amours éphémères. La famille la retrouvera et la mariera cette fois avec un militaire qui découvrira sa stérilité et prendra une seconde épouse. Hadda prendra alors son destin en main, rejoignant à ses débuts la troupe des ‘’Guessabas de Boukebch’’ pour évoluer et se faire un nom dans les espaces artistiques populaires des campagnes et des villes d’Algérie.
Inscrite à l’Etat civil le 21 janvier 1920 à Dréan chez les Béni Barbara, dans la wilaya de Souk Ahras, Hadda Beggar connaitra une enfance malheureuse, au sein d’une famille de douze enfants, et aura contre elle, sa vie durant, la précarité sociale et la morale sexiste de son époque. Elle aura un parcours singulier de lutte permanente contre des adversaires tenaces, et enracinés dans la matrice tribale conservatrice. A l’âge de 20 ans, elle rencontrera l’amour au détour d’un chant, dans une atmosphère de défi et de combat pour la survie. C’est elle qui déclarera la première sa flamme à Brahim Bendabeche, de son vrai nom Hachani, son flûtiste et son futur époux. C’était aux lueurs du petit matin au bout d’une fête familiale à Mechrouha, un village alors en pleine croissance à l’ouest de Souk Ahras .
Le couple deviendra célèbre pour son idylle mais aussi pour la qualité de ces productions et la richesse de sa thématique collant à la condition désespérée de l’indigène dans la société inique coloniale. Comme dans un conte merveilleux, Hadda clamera en public et sur scène, dans des couplets sertis de mots brulants, son amour pour Brahim qui lui renvoyait ses baisers en sonorités langoureuses de sa flute de roseau magique. Le public, hypocritement scandalisé en redemandait. Cet échange délicieux entre la chanteuse et son flutiste deviendra la marque de fabrique de Beggar Hadda dont les poèmes d’amour rendraient jaloux les crooners les plus sulfureux d’aujourd’hui.
Révolutionner le monde du chant
« Quand les hommes l’écoutaient, ils pleuraient » écrivit un témoin amoureux de sa voix fine qui remontait des tréfonds de l’être collectif chaoui la quête de dignité et de liberté. Aujourd’hui encore sa voix pure au timbre métallique moderne se laisse écouter avec un immense plaisir mélancolique même si l’on ne comprend pas souvent les paroles. Ses litanies régénérant un monde perdu se dégustent comme des fruits rares, des chants qui bercent notre moi collectif profond.
Durant plus de cinq décennies, elle reconstruira autour des subtilités du terroir la grande sagesse des paysans des montagnes ! C’était son arme favorite pour vaincre l’adversité masculine de la société pudibonde et cruelle qui reléguait l’art et la femme dans les bas fonds de la morale sociale, hypocrite et sexiste. Elle exaltait l’homme machiste pour mieux le désarmer. Elle finit par vaincre l’hostilité et se faire un chemin parmi les premières femmes à chanter pour les hommes alors que les chanteuses citadines des années cinquante possédaient des orchestres strictement féminins. Elle élargira son espace d’expression thématique en collant à la réalité sociale de son époque puisant son style de cheikh Bourega et d’Aïssa Djermouni, qu’elle a tous les deux côtoyés. Elle chantera d’une voix irrésistible durant plus de cinquante ans la vie, l’amour et toutes les difficultés de son parcours sinueux semé d’embuches face à la puissante adversité permanente. Elle fut parmi les premières à se débarrasser de « L’aadjar » , le voile sur le visage , qui était de rigueur quand la femme chantait face aux hommes.
Soutenir les ouvriers
Beggar Hadda aidera par ses mots galvanisants la bravoure des paysans sous la férule du colon mais également le monde ouvrier soutenant par exemple une grève dans la mine de fer d’Annaba. Elle exaltera et glorifiera la résistance des ouvriers mineurs de Boukhadra en grève contre le parton italien et le colon français !
« O montagne de Boukhedra
L’italien est venu exploiter tes roches …
Demain ton jour s’illuminera » !
La montagne et ses mystères sont des thèmes récurrents chez elle . La montagne qui abrite l’amour et la révolution génère sa langue natale et nourrit ses symboles, elle se révoltera pourtant assez souvent contre ces crêtes qui empêchent son regard de voir son amoureux :
Ya Lkef laâli
Twetta wella n’hed-k
khelini n’chouf h’bibi
we naâwed n’reddek
(Aplatis-toi O haute montagne
Sinon je te détruis
Laisse-moi voir mon amoureux
Ensuite je te reconstruirai … )
L’exil, la séparation et tous les symboles qui réduisent les distances, comme l’oiseau et le cheval, sont magnifiés par les textes de Hadda inspirée et conditionnée par son enracinement montagnard.
L’égérie des Moudjahines
L’Aurès montagne de la résistance amazighe multimillénaire est le territoire réel et sentimental de Hadda. Les terribles batailles menées par les Moudjahidines durant la guerre de libération trouvent un écho dans ses chants d’une profonde sincérité. Des moudjahidines encore en vie témoignent que dans leurs abris, sur leurs sentiers de combat, ils se remontaient le moral et se galvanisaient avec les mélodies bédouies de Beggar Hadda et celles d’Aissa Djermouni. Ils chantaient « Demou sayeh bin lwidane » (Son sang coule dans les ruisseaux) et d’autres chants de mobilisation patriotique comme « Yal Djoundi Khouya » (soldat, ô mon frère) des cris de l’âme bléssée déclamés par Hadda sur un ton d’une poignante franchise. Les chants patriotiques de Hadda, lourds poèmes engagés qui exaltent le volontaire qui affronte le feu de l’ennemi et qui meurt pour la terre et le drapeau, sont de véritables reportages témoignant de la dure réalité du maquis de l’Aurès et des valeurs de loyauté et de sacrifice qui portaient le combat libérateur de l’oppression coloniale.
Une fin cruelle
Beggar Hadda surnommée El Khencha , demeurée longtemps un mystère parce qu’elle refusait de voir sa photo sur les pochettes de ses disques, sera découverte par le grand public pour la première fois à travers la télévision en 1990, après cinquante ans de vie artistique exceptionnelle. Elle sera « exhumée » pour une ultime fois par Abdelkrim Sekkar dans son émission « Bonsoir Culture » en 1992 avant de disparaitre des regards et des cœurs pour mourir durant lhiver de l’an 2000 en mendiante dans une rue obscure de la coquette ville d’Annaba. Comme pour expier une mauvaise conscience, Le théâtre régional Azzedine Medjoubi d’Annaba lui consacrera une pièce sous le titre nostalgique chargé de culpabilité « Hadda ya Hadda »,
Sa vie singulière de femme artiste engagée sera déroulée en 90 minutes .La scène ultime, très forte, montrera sur fond de sa chanson « Megouani nesbar », une Hadda abattue par la mort de Brahim le compagnon de sa vie. Enveloppée d’un voile noir froissé, effrangé, la flûte de Brahim à la main, elle hurlait sa solitude et son désarroi.
La pièce est une sorte de « méa-culpa public » où le texte de Djalal Khechab sera mis en scène dans sa générale au théâtre de Constantine par Hebal Boukhari et la grande Sonia qui vient de nous quitter récemment.