Portrait: Cheikh Djillali Ain Tedlès, le prince du Bedoui Par Rachid Oulebsir
Né dans la plaine de Aïn Tedlès, à Oued Lkhir (le ruisseau du bien), il se fera le devoir, toute sa vie, de chanter l’amitié, l’amour et la générosité pour mériter cette appellation d’origine garantie ! Interprétant les immortelles poésies d’aèdes illustres comme Sidi Lakhdar Benkhlouf, Cheikh Abdelkader Bentobdji et d’autres poètes comme Cheikh Charef Boukheira… qui ont irrigué de leur sensible génie, le Chaabi en général, et le Melhoun en particulier, Cheikh Djilali AinTedlès est, sans conteste, le prince du Bedoui algérien.
Une enfance voyageuse
Plus connu sous le nom de Cheikh Djilali Ain Tedlès, Djilali Kaious est le cadet d’une famille de cinq enfants. Il est né 9 septembre 1930 dans cette vallée qui porte généreusement le nom d’Oued Lkhir. Ce toponyme lui portera bonheur sa vie durant ! Il connaitra une enfance voyageuse dans les basques de son père Laid Kaious travailleur dans les chemins de fer depuis 1929 et soumis aux perpétuels déplacements professionnels. Laid exercera successivement à Sayada (ex-Pélissier), à Kheir-Eddine (Ex Tounin), dans la région de Mostaganem, et à Mansourah, une petite localité frontalière de la région de Tlemcen et dans bien d’autres coins où l’appelait son travail. En 1943, l’année du débarquement américain et de la terrible pandémie du typhus qui fit des ravages dans toute l’Afrique du Nord, sa famille s’installera définitivement à Ain Tedlès, un village du littoral mostaganémois, dont il empruntera le nom pour sa carrière d’artiste. Tous ces déménagements familiaux dans l’atmosphère coloniale n’ont pas permis à Djilali et ses frères de poursuivre de grandes études. Il ira malgré tout jusqu’en classe de fin d’études primaires. Djilali prenait dés son jeune âge de l’assurance et du goût, au contact de chanteurs bédouins et de poètes jusqu’à exprimer pleinement sa vocation dans cet art de la musique bédouine oranaise. Il passera son adolescence à chanter dans les soirées de mariages, à se parfaire à la flute et au Guellal. Imitant les grands comme Cheikh Hamada, se mêlant aux flutistes célèbres et aux artisans des ateliers de fabrication d’instruments, il se créera son univers propre et finira par s’imposer sur la scène locale et se faire remarquer par les producteurs.
Une œuvre pour l’art et le chant d’amour
C’est en 1955, lors d’une soirée de mariage à Zemoura, que la voix assurée et mûre de Djilali, qui avait déjà 25 ans, attira l’oreille d’un agent de la maison de disques ERCA. Il sera alors orienté et pris en charge pour un premier disque 78 tours dans les studios de la rue Dumont Durville, à Alger. Ainsi démarra sa longue carrière rythmée d’abord par la précarité et les violences de la guerre de libération, puis par le printemps retrouvé de l’indépendance et la vie d’artiste voyageur à travers le plus grand pays d’Afrique.
Le 5 juin 1955, il enregistra trois de ses propres compositions ‘’ Ya el goumri saf richet ’’, ‘’Mabrouk d’nhar el khatra’’ et ‘’ Ya fahmine n hki lkoum’’ et deux textes du grand poète de Hillel (Relizane), Cheikh Charef Boukheira, décédé en mai 1990 : ‘’Raidi liha Ourjaye’’ et ‘’Skini ya m’ra.’’ Son répertoire s’enrichira par des dizaines de chants de la condition Bedouine , la vie sous la tente , la transhumance, la séparation, l’absence, l’exil, le voyage à la recherche des êtres aimés. Il produira des chants patriotiques, comme ‘’Listiamar’’, cette fameuse narration de 23 minutes de la Guerre d’Indépendance et même des chansons dédiées au sport, comme ce spécial hommage à l’équipe nationale de 1982. Djilali Ain Tedlès vouera sa vie à l’art et au chant d’amour, il nous laissera un riche répertoire témoin d’une époque tourmentée qui devra, un jour, faire l’objet d’une publication.
Le Bedoui musique des entrailles paysannes
Le Bedoui est une poésie chantée ! C’est l’éternel appel fraternel de la terre, le frisson des blés sous la brise, le souffle régénérateur du vent, la générosité de l’arbre donnant ses fruits, son bois et son ombre, la fidélité du chien, l’indolence du chameau, la mélancolie des sables, l’attente de l’être aimé sous la tente, l’auguste geste du serveur de thé, la mouvance puis la pause des longues transhumances vers le nord, la prestance du cheval, la tranquillité des troupeaux, le froissement d’ailes d’oiseaux débusqués de leurs nids par leurs prédateurs, le va et vient fécond et manœuvrer des essaims d’abeilles sur le thym et le jujubier .
Le Bedoui, est l’une des musiques des profondeurs algériennes, des sonorités de terroirs enfouies dans la lourde mémoire paysanne. Cet art qui véhicule l’âme d’une épaisse culture ancienne renforçant et préservant l’identité et la personnalité algériennes, est exprimé sur scène par un chanteur et deux ou trois flûtistes.
Sentences, adages, mots universels d’amour de solidarité et de fraternité, vérités immuables de la sagesse populaire intemporelle, arment la poésie chantée du Bedoui, portée comme par un vaisseau à trois voiles que constitue l’orchestre définitivement codé par Cheikh Hamada, il y a près d’un siècle. Le cheikh mostaganémois a retenu trois éléments, un chanteur qui tient le Guellal et deux flûtistes. Le Bedoui a évolué avec le temps pour donner le Rai, doté d’instruments plus contemporains et d’une musicalité plus citadine, moins pastorale. Le Bedoui, genre très répandu dans l’Oranie a donné de brillantes étoiles autour de l’astre que fut Cheikh Hamada, Cheikh Khalid, Cheikh Bouras et l’incontestable prince Cheikh Djilali Ain Tedlès.
Un militant de la sauvegarde culturelle
Très aimé du milieu Chaabi, Djilali Ain Tedlès était proche des mélomanes de la capitale et de tout l’ouest algérien où il jouissait d’un fort capital de respect et de considération. Il porta l’art Bedoui comme un précieux viatique, un trésor à ne pas laisser entre des mains inappropriées. Il se démènera comme un diable pour décrocher le festival national du chant Bedoui qui se tiendra pour la première fois, en août 1985, à Ain Tedlès, et qu’il animera personnellement. Son nom et son implication directe dans le lancement de festivals, de rencontres et d’événements culturels réunissaient de nombreux artistes. L’exemple du Festival de la chanson Bedouie est probant. C’est d’ailleurs lors de ce festival que lui fut rendu un dernier hommage, il y aura bientôt quatre mois. Ain Tedlès a reçu tout ce que Mostaganem et l’Algérie comptent de femmes et d’hommes de culture, d’intellectuels et d’artistes de toutes disciplines. Sa famille, ses amis, ses fans et les élus de sa commune ont commémoré contre l’oubli le 24e anniversaire de sa disparition. Après le recueillement sur sa tombe au cimetière Sidi Abdellah, un défilé populaire fut organisé autour du baroud de la Fantasia par les Scouts et des troupes folkloriques exécutant des danses traditionnelles originales du legs culturel régional ‘’Gnawa’’, ‘’Karkabou’’, ‘’Aïssaoua’, et d’autres genres inspirés du génie artistique populaire. De précieuses conférences données par des spécialistes ont éclairé le public sur l’histoire et la portée identitaire de la chanson bédouine, adossée à la poésie populaire (chiir El melhoun). Des expositions illustrées portant sur les personnalités du Melhoun et leurs parcours, ont orné les cimaises de la salle de conférences. Après de nombreux témoignages de fans et des personnalités du monde de la culture sur la vie et l’œuvre du prince du Bedoui, son ami et compagnon d’orchestre Amar Mohamed apporta des scoops sur la personnalité particulière du chanteur faite de tendresse et de haute générosité, sans oublier de s’incliner devant le souvenir du poète disparu Benabdelkader Touati .
Une fin de carrière au cinéma
Il jouera en 1988, le rôle de Sidi, personnage principal dans le film la Citadelle de Mohamed Chouikh. Avec une pléiade d’acteurs chevronnés, comme Fatima Belhadj Fettouma Ousliha, Sirat Boumedienne, Nawal zaatar et Momo, il y campera le rôle d’un marchand d’étoffes polygame dans un village du sud Oranais, dont le fils Kaddour amoureux de la femme du cordonnier, sa voisine, fait des frasques au village. Djilali Ain Tedlès très à l’aise nous donnait l’impression d’avoir raté une formidable carrière d’acteur !
Elève du maitre Cheikh Hamada, Djilali Kaious, qui portera fièrement le nom de son lieu de naissance, Ain Tedlès, est de ces artistes polyvalents qui font la fierté de Mostaganem. Il fait partie désormais du patrimoine eternel du Dahra parmi des metteurs en scène renommés comme Mohamed Chouikh , des dramaturges qui ont fait école comme Ould Abderrahmane Kaki, des musicologues de l’andalou, à l’instar de Moulay Benkrizi, du chef d’orchestre George Martin Witkowski, de grands noms du Chaabi, tels Maazouz Bouadjadj et de nombreuses figures de la culture, à l’instar des peintres Mohamed Khadda et Abdellah Benanteur, qui ont porté haut la créativité culturelle de valeur universelle !
Le prince du Bédoui nous quitta le 25 décembre 1995.