Portrait: Mahboub Bati, l’homme orchestre qui modernisa le Chaabi Par Rachid Oulebsir
Nous écoutons avec plaisir El Hachemi Guerrouabi, Amar Ezzahi, Saloua, Nadia Benyoucef, Boudjemaa El Ankis, Abdelkader Chaou, Samy El Djazairi et d’autres noms célèbres du Chaabi moderne ! Derrière ces belles mélodies, ces voix célèbres, il y a un poète qui a écrit les paroles, un musicien qui a composé la musique, un arrangeur qui a orchestré toute la chanson ! Et seuls les mélomanes savent qu’il s’agit d’un seul et même homme, Mahboub Bati ! C’est ce génial virtuose, jouant de tous les instruments, qui a modernisé le Chaabi pour le sortir d’Alger et le répandre sur le territoire national et au-delà de nos frontières.
Loin des feux de la rampe
C’était un homme pudique qui évoluait loin des feux de la rampe. Il connaissait sa société, ses goûts et ses attentes. Sensible à ce qui se disait dans la rue ; les cafés des quartiers populeux, il écrivait des mélodies d’amour, des chants d’amitié et de séparation, il dénonçait la cupidité et la violence des sentiments, maitrisant le discours amoureux local dans ses finesses et ses tabous. Il avait toujours un coup d’avance sur ses condisciples, une note, une idée, la maitrise d’un instrument !
Son projet initial était de réconcilier la jeunesse avec les mélodies de son identité, celles qui répondaient aux goûts du moment, toute une modernité émergeant des entrailles chaudes de la tradition suivant une fibre invisible. Il réussit cette œuvre, avec des moyens matériels qu’il s’est constitués de sa sueur et de son labeur, un studio d’enregistrement, un orchestre et une panoplie d’instruments. De son studio, situé rue Ahmed Zabana, au centre d’Alger, se dégageait une vie artistique, une chaleur humaine qui environnait le succès attendu. Ils étaient des centaines à entrer en timides artistes apprentis et en ressortir en vedettes en attente de succès populaire. Dans son arrière boutique, il avait un atelier de fabrication de luths, où, solitaire, il passait ses nuits et ses moments de créativité à ‘’toucher du bois’’ ; c’était là aussi qu’il composait dans la pénombre les mélodies qui allaient devenir un patrimoine national. Il fut, jusqu’à sa mort, le 21 février 2000, auteur-compositeur et parolier derrière un répertoire chaabi moderne phénoménal qu’il serait utile de fixer et transmettre aux générations présentes.
Une enfance dans l’Algérie profonde.
De son vrai nom Safar Bati Mohamed El Mahboub, l’artiste est né le 17 novembre 1919 à Médéa dans une famille modeste. Son enfance était celle des enfants d’une petite ville des années 20 sous l’occupation française. A Médéa, comme dans l’ensemble du pays, la misère était le lot quotidien des familles algériennes. Après les années d’enfance passées dans une école coranique, il commença à travailler comme apprenti coiffeur. C’est dans les salons de coiffure que naquit son amour pour la musique dans les années trente. On y écoutait les 78 tours de l’époque avec les airs et les mélodies que l’on n’osait fredonner à la maison. A la sortie du travail, il rejoignait le cours de solfège au conservatoire de Médéa. Ce n’était pas vraiment son milieu, il quitta cet espace conçu pour les enfants des riches colons après une fréquentation de quelques semaines. Il se formera auprès d’un musicien juif de son quartier. Il apprendra le solfège et les rudiments de l’art musical. Assidu, il saura vite lire et écrire des partitions et jouer de la clarinette. C’est un viatique non négligeable pour son époque. Il eut le mérite de l’avoir arraché de ses propres efforts. L’autonomie sera sa règle de conduite toute sa vie ! Ne rien devoir à personne ! Insatiable autodidacte, il voulait tout voir et tout apprendre comme pour défier la scolarité classique qu’il n’a pas eue ! Mais il savait lire et écrire en arabe et en français et c’était rare dans les années trente vue sa modeste condition sociale, il était surtout passionné de musique. Il avait tranché : il sera artiste et vivra de l’art musical.
Immersion dans l’univers musical
Médéa s’avéra étroite et sans avenir pour le jeune Mahboub Bati piaffant d’impa-tience pour exprimer son potentiel musical. Il monte à Alger à la fin des années trente. Il vivra du métier de coiffeur comme beaucoup de grands artistes tel que, Dahmane Ben Achour ou Hassan El Hassani et d’autres. Il se consacrera résolument à l’apprentissage de la musique et la maitrise d’instruments, il savait que sans ces instruments il n’irait nulle part. En 1937, il intègre la troupe théâtrale de Mahieddine Bachtarzi où il trouvera Amraoui Missoum qui deviendra le génial chef d’orchestre de la musique algérienne dans l’immigration française. L’immersion dans le milieu chaâbi à la Casbah lui fera connaitre des chanteurs comme El Hadj M’Hamed El Anka. Hadj M’rizek, Khelifa Belkacem, Abderrazak Fekhardji. Mahboub comprit que la rareté faisait la valeur ! Il jouait de la flute comme tous les enfants de la campagne, mais des flutistes il y en avait des milliers et mêmes des virtuoses. Il se mit à la clarinette. Son timbre chaud dans le registre grave, peut s’avérer extrêmement intéressant pour remplacer la flute de roseau. Il se mettra également à la cornemuse !
La clarinette magique
C’était le temps des tambourinaires de Boualem Titiche à la Casbah et la musique populaire sans cornemuse ça sonnait faux ! Mahboub Bati prend des cours de musique auprès de musiciens algériens et français tels que Missoum Hadjersi, Kadouche, les frères Lelouche, Janneot Acair qui étaient connus dans les années trente grâce à leur groupe « Atomic Band ». En 1940, apparut la première troupe de Jazz d’Alger de Mahboub Stambouli ! Il appela Mahboub Bati, qui était un de ses cousins, pour faire partie de l’aventure. Bati sera au saxophone, qu’il avait apprivoisé après la clarinette et la cornemuse. Ses brillantes sorties feront parler de lui, il deviendra l’enfant terrible de la musique moderne algérienne. Il formera un groupe à Bab el Oued avec le nom de ‘’Les chardonnerets’’ (Lemqanin). Il travaillait dur pour apprendre à jouer de tous les instruments locaux pour accéder aux orchestres traditionnels de la cité algéroise et gagner sa vie sur la scène artistique. Il avait toujours un instrument d’avance sur les autres ! Il fera partie de l’orchestre traditionnel, dirigé par Cheikh Khelifa Belkacem, au sein duquel il jouait du luth et parfois des percussions. Vers la fin des années quarante, l’ORTF crée pour la Station Radio Alger cinq ensembles musicaux ! Mahboub Bati intègre l’orchestre professionnel de musique moderne dirigée par Mustapha Skandrani. Ce fut la consécration.
Le temps de la production
Il ne s’arrêtera pas là. Il savait avancer ses atouts et se mettre en valeur grâce à ses compétences intrinsèques. C’était un musicien d’exception qui maitrisait une dizaine d’instruments : clarinette, saxophone, guitare, luth, violoncelle, flute, trombone … Après l’indépendance il se découvre la vocation de compositeur et de parolier, créative et gratifiante. Il se mit à écrire les paroles de chants avec lesquels il visait la conquête de la jeunesse algérienne gagnée par les musiques occidentale et orientale ! Boudjemâa El Ankis disait de cette époque : ‘’Nous voulions reconquérir notre jeune public et avec le compositeur Mahboub Bati, nous nous sommes attelés à cette mission’’ ! Il s’essayera à la composition avec succès. Il écrira en premier lieu pour Abderrahmane Azziz une mélancolique chanson sociale ‘’La3ma’’ (L’Aveugle) que reprendra plus tard avec brio Mohamed Lamari. Mahboub Bati savait trouver dans la tradition la note qui donnait accès à la modernité. Il faisait évoluer la tradition tout en la sauvegardant, tout en lui demeurant fidèle. Moderniser le chaabi, c’était son défi ! Il introduit alors de nouvelles touches et de nouveaux instruments musicaux tout en reformant d’anciens ! Il donna à l’art ancestral du chaabi un nouveau style vivace et très rythmé s’adaptant parfaitement aux goûts de la jeunesse. Progressivement, il fera de ce genre en pleine léthargie, le plus prisé par la population. En dépoussiérant peu à peu le chaâbi qui avait ses inconditionnels de l’ancien registre, il s’attaqua à un tabou quasi antique.
Le combat contre les traditionnalistes
Ils crieront au scandale face à cette révolution. Pour eux c’était un séisme : le chaâbi ne se chante que d’une seule façon, à la manière d’El Hadj M’Hamed El Anka, leur idole. Mahboub Bati évitera la polémique. Il poursuivra avec une grande audace le travail de création malgré les cris d’orfraie des conservateurs, qui lui reprochaient en chœur d’avoir dénaturé la chanson chaâbi traditionnelle. Ce choix exprimera toute sa vie son tempérament et son originalité : être moderne en s’adossant à la tradition ! A l’immobilisme des traditionnalistes, II opposera la souplesse nécessaire pour faire accepter le Chaâbi par la jeunesse et le sortir de la capitale et le répandre sur tout le pays voire au-delà des frontières. Il réussit avec des interprètes de valeur comme El Hachemi Guerrouabi, Amar El Achab, Amar Ezzahi, Zoulikha, Abdelkader Chaou, Nadia Benyoucef, etc à métamorphoser le genre en l’allégeant, sans altérer son âme. A la différence des traditionnalistes, figés dans un registre immuable, la largeur de ses connaissances mélodiques était impressionnante. Il voguait avec souplesse, d’un genre à un autre, du Haouzi, au Melhoun , du Bedoui au Kabyle, démontrant ainsi ses grandes capacités d’assimi-lation des richesses musicales de notre pays. Malgré cette opposition de l’école d’El Anka, le premier cercle de Mahboub Bati s’agrandit vite à une vingtaine d’interprètes et une centaine de chansons. Auteur-compositeur de talent, il a mis sur le devant de la scène, en 20 ans, une génération neuve de chanteurs Chaâbi. Les traditionnalistes ont fait alors contre mauvaise fortune bon cœur, affublant le produit de Mahboub Bati de ‘’Chansonnette’’.
Les années Mahboub Bati
Qu’à cela ne tienne ! Ses succès fredonnés encore de nos jours par un grand nombre d’Algériens constituent l’essentiel du patrimoine musical national ! Malheureusement, ils sont rares ceux qui savent que ces chansons ont été écrites et composées par Mahboub Bati. Dans les années soixante dix Mahboub Bati était au sommet de la gloire. C’était son âge d’or artistique avec les nombreux succès incontournables : « El barah » avec Guerouabi, « Rah el-ghali rah » avec Boudjemaâ El Ankis ; « Sali trach qelbi » avec Amar Ezahi ; « Nesthel kia » avec Amar El Achab et plus tard, « Djah rebi ya djirani» avec Chaou Abdelkader, « Ma tehlef lich » avec Saloua, ainsi qu’un nombre incalculable d’autres tubes comme ‘’Ya Bnet Djazair’’ de Samy El Djazairi . Le grand tube aura pour nom « El Bareh » que personne ne voulait interpréter au départ. Nous sommes en 1968. Le fait que Mahboub Bati se soit largement inspiré de « Hier encore j’avais vingt ans » de Charles Aznavour avait fait hésiter Lamari qui refusa. Puis ce fut le tour d’El Hachemi Guerouabi qui trouvera le texte vieillot pour la jeunesse algérienne. Après hésitation, et sur conseil de Kamel Hemmadi, Guerouabi finira par l’enregistrer avec beaucoup de maestria. « C’était audacieux, soit on réussissait et c’était la gloire, soit on échouait et c’était la catastrophe. Finalement, nous avons réussi, Mahboub Bati et moi », disait Guerouabi. Vers la fin des années 70, Mahboub Bati aura écrit et composé plus de 500 chansons que les traditionnalistes du Chaabi, unis autour du ‘’Cardinal’’ qualifiaient de Chansonnettes. Interprétées par une quarantaine de grands ténors, des sommités de la chanson Chaabie, ces tubes novateurs diffusés des dizaines de fois par jour par les radios, tournaient en boucle dans de nombreux studios en vogue ! Les jeunes se les arrachaient auprès des disquaires. Ils étaient au bout des lèvres du grand public de tous les âges, des deux sexes.
Partir sans hommage !
Avec Mahboub Bati les chanteurs faisaient rêver une jeunesse romantique en quête de liberté, de voyage et d’identité. En relisant ces textes nous découvrons une littérature d’une grande profondeur. L’exemple de ‘’Chems El Barda’’ où est abordé le thème tabou de la frigidité avec des métaphores fortement suggestives, dénote sa profonde connaissance de la société algérienne. Les chansons des interprètes adulés comme Chaou Abdelkader abordent avec finesse le discours amoureux et les thèmes douloureux de l’absence de l’autre. Les jeunes artistes des années 70 et 80 rêvaient de rencontrer Mahboub Bati. Avec lui, le succès était garanti.
L’artiste de génie, compositeur, parolier, arrangeur, se retira de la vie artistique après son pèlerinage en 1986. Il aura accompli sa mission jusqu’au bout. Il partira en silence comme il a vécu ! Il s’éteint le 21 février 2000, et sera enterré au cimetière Garidi de Kouba, à Alger, nous laissant un riche répertoire. A l’instar des autres géants que furent Amraoui Missoum, Mohamed Iguerbouchène, Mahboub Bati n’a pas eu d’hommage national à la hauteur de son génie. Abdelkader Bendaâmache, lui a consacré une importante biographie « Mahboub Bati, l’artiste de légende ».