Printemps noir: lundi 18 juin 2001, le jour le plus long Témoignage de Rachid Oulebsir
Les martyrs du printemps noir me revisitent encore aujourd’hui et ça me torture. Durant les événements du Printemps noir de 2001, j’étais correspondant local du journal Le Matin, je suivais et couvrais la répression dramatique, vivant au quotidien, en direct, l’atmosphère des barricades et les assassinats à balles réelles dans la haute vallée de la Soummam ! Je me souviens encore de cette funeste journée du 18 juin 2001 qui me hantera jusqu’à la fin de mes jours.
La Ville d’Akbou est en feu comme toute la vallée de la Soummam ! Des centaines de pneus brûlent à tous les carrefours ! A l’ouest, Tazmalt est bouclée, la RN 26 fermée. A l’est, la route vers Bougie est emmurée. Des renforts de brigades anti émeutes arrivent du sud-est, des hauts plateaux. Akbou brûle de partout. Des panaches de fumée noire montent des routes et des places publiques en feu. Aux odeurs de caoutchouc se mêlent celles du gaz lacrymogène. L’air est irrespirable. On ne peut marcher sans mouchoir sur le nez. Les citoyens bouclent les quartiers avec des barricades de fortune ! La surveillance est assurée par les adultes, jour et nuit, avec une relève. La veille de gros pillages de domiciles et de locaux commerciaux eurent lieu au quartier 1er Novembre, la population les attribue aux CNS. Cela fait déjà une dizaine de jours qu’on ne dort plus, que la vie est suspendue ! La colère citoyenne est à son comble ! Depuis l’assassinat de Guermah Massinissa à At Douala dans une brigade de gendarmerie, les dizaines de morts des mois d’avril et mai habitent les esprits et leurs âmes rodent parmi nous, criant vengeance. Le pont de Guendouza, sur la RN 26, est l’épicentre de toutes les révoltes. Les manifestations tournent toutes à l’émeute. Les brigades antiémeutes, Les gendarmes, les CNS, et les policiers en civils lancent des bombes lacrymogènes ! Mais pas que ! Ils n’hésitent plus à tirer à balles réelles sur la foule désarmée. Ils usent de leurs armes de guerre contre les civils en manifestation.
Lundi 18 juin, le jour le plus long
Lundi 18 juin, en milieu de journée, une manifestation partie du pont de Guendouza s’étoffe à hauteur de la cité Ait Saïd. Des milliers de personnes de tous âges, mais principalement des jeunes, des pierres dans les mains, du vinaigre et des mouchoirs dans les poches, convergent sur la route nationale vers la gendarmerie du quartier Arafou. A hauteur de l’hôtel Le Palace, des balles sifflent sur nos têtes, un jeune de corps athlétique tombe en silence, il n’a pas eu le temps de crier ! Il est touché par une ou plusieurs balles explosives, une dizaine de jeunes se jette pour le relever ! Trop tard son corps avait explosé et il n’était plus qu’un amas de chair sur l’accotement. Je saurai en fin d’après midi que c’était Nekali Abderrahmane, un gaillard de 27 ans, qu’une balle explosive venait de déchiqueter. On organise péniblement son acheminement vers l’hôpital ! La foule emportée ne cède pas à la peur, la colère est trop forte ! Hurlante, gémissante, elle avance, s’éparpille dans la douleur puis se recompose dans la fumée et la poussière. Je ne sais plus comment je me suis retrouvé à coté du lycée Hafsa, pris dans les violents affrontements entre la foule et les CNS (compagnies nationales de sécurité). Un homme m’appelle, ‘’ Ne reste pas là, il y a des tireurs du mur de l’hôpital !’’ Les CNS occupent l’hôpital et obligent les médecins à soigner les gendarmes blessés en priorité ! Les médecins s’insurgent. J’apprends dans la foule qu’ils refusent de céder à la peur et traitent selon leur conscience. C’est tout à leur honneur ! La nouvelle parvient dans les quartiers, la population cerne l’hôpital. Chekal Rachid, 24 ans, originaire de Tigrine est tué près de l’hôpital, la source hospitalière confirme la mort par balle, m’apprend un confrère d’un autre quotidien, lui aussi sur le terrain de la résilience populaire contre la dictature criminelle du pouvoir d’Alger. Les mauvaises nouvelles pleuvent : Mesbah Krimo, 20 ans, de Guendouz, est tué par balles également près de l’hôpital par un policier, selon le témoignage de sa famille et de ses amis, Sidhoum Karim, 17 ans, de Chellata, grièvement blessé par balles le matin, à Akbou, a succombé à ses blessures à l’entrée de l’hôpital de Sétif, Arezzoug Slimane atteint, est également mort par balle.
De nouveaux renforts de brigades anti émeutes arrivent. Un appel au don de sang est lancé par l’hôpital ! Comment l’organiser ? Inouï ! Incroyable !
Six morts par balles en un jour.
La journée du mardi 19 juin (date symbole de coup d’Etat que nous aurions aimé rayer du calendrier), a été le jour noir du décompte des morts de la veille !
Six morts à Akbou, tous par balles ! Des dizaines d’autres ailleurs, sans doute ! La population prépare sa vengeance ! Les jeunes parlent de brûler le bâtiment de la gendarmerie avec ses habitants, les plus vieux appellent au calme ! Comment éviter les gros dérapages malgré tant de morts !
Mercredi 20 juin, nous sommes des milliers à Guendouza, à l’enterrement, de Nekali Abderrahmane et Arezoug Slimane, les deux jeunes victimes d’Akbou ville tuées le lundi 18 juin. A la fin de l’inhumation, la foule se dirige vers le commissariat de police en scandant « Farid assassin », Farid est le nom du policier qui aurait tué le jeune Mesbah d’Ait Rzine. La police réplique par des grenades lacrymogènes.
Nos jours passent péniblement et se ressemblent. Le mercredi 20 juin mon journal Le Matin, titra à la Une avec mon article ‘’Akbou crie au secours’’. Partout en Kabylie, on ne reçoit que de mauvaises nouvelles. Ce 20 juin, on parlait de plus de cent morts parmi la jeunesse manifestante.