Reportage : l’homme qui parle aux oliviers Par Rachid Oulebsir
«Il y a des joies qui ne s’achètent pas, des plaisirs insoupçonnés, des bonheurs tranquilles … Ces joies, ces plaisirs, nous seuls les connaissons lorsque nous allons le matin aux champs faire la cueillette dans la rosée», écrivait Mouloud Feraoun. (1)
Aissa Lekhchine est l’un des derniers paysans à maîtriser les subtilités des opérations de relance de l’olivier, un métier pénible qui nécessite patience et long apprentissage. Bêcher sous les frondaisons, débroussailler, épierrer, dresser des murets de rétention, tailler, confectionner les cuvettes d’irrigation, piéger les petits ruisseaux rebelles, greffer pour améliorer l’espèce, cueillir avec soin et proscrire le gaulage, apporter les fumures et soigner les arbres malades, chasser les prédateurs et les maraudeurs et enfin observer tous les rites propitiatoires inscrits dans le calendrier agraire kabyle. Ce n’est pas une mince affaire !
Il ne reste plus grand monde qui veuille et qui sache s’occuper de cette harassante mise en valeur : « Tout ce savoir-faire empirique va disparaître si on le laisse mourir avec ses ultimes détenteurs sans le transmettre aux jeunes générations paysannes » dira Younès Haddad le pépiniériste de la ferme expérimentale d’Allaghane.
Fidèle à la culture des ancêtres, Aissa accomplit les travaux en leur temps. Nous l’accompagnons dans l’oliveraie d’Ichikar, en amont du village historique d’Allaghane, au pied des contreforts méridionaux du Djurdjura, pour passer avec lui une journée de nettoyage de l’olivette. Il est sept heures du matin ce premier vendredi de novembre 2017. Le soleil monte paresseusement derrière les monts Guergourà l’est de Bgayet, la ville de tous les fantasmes. Le maquis dense et mouillé attend la caresse chaude des rayons solaires.
Faire un feu est le premier geste du paysan. Les souches de genêt (azezou) constituent la première couche de la construction, les branchettes d’oléastre (azebouj) et les feuilles bistre de lentisque (amadagh) la seconde, les rameaux secs de caroubier le dernier étage. Aissa frotte l’allumette, amorce le feu dans une touffe d’herbe sèche qu’il utilise en guise de mèche. Les flammes s’emparent bruyamment du bûcher. Il y rajoute du gros bois, de vieilles branches d’olivier (azemour) et d’aubépine (touvrazt). Il aura besoin de grosses braises pour réchauffer son unique repas de la journée. De hautes volutes de fumée montent dans le ciel. Un parfum de pin (tayda), de résine (tizeft) et de lavande (amezir) brûlés embaume l’oliveraie.
L’oléiculteur sort les outils de travail cachés la veille dans les repousses et les drageons d’un vieux caroubier. Une pioche mixte, deux grosses haches, une scie à élaguer, un lourd sécateur, une houe et une longue fourche constituent l’attirail du vieux Aissa.
Il parle en travaillant sans se distraire de sa tache. Pour une fois qu’il a une écoute intéressée à ses histoires d’olivier, il ne va pas se taire ! : « Azerzour, l’étourneau, arrive au début d’octobre. Des nuées de passereaux voraces qui volent invariablement d’est en ouest. L’huile se forme alors dans la pulpe de l’olive encore verte. Cette arrivée constitue pour les paysans de Kabylie le signal des préparatifs rituels de la cueillette. »
Voilà cinq années qu’Aissa, paysan sans terre, travaille à la récupération de cette ancienne oliveraie envahie par le maquis. Elle appartient à un citoyen d’Allaghane émigré en France. Il est rétribué à la moitié de la récolte d’olives, un revenu fonction des aléas de la nature et de l’habileté du paysan. Il a déjà sauvé tous les anciens arbres, parfois bicentenaires, par une taille de régénération appropriée et greffé près de deux mille bras d’oléastre dont la moitié est déjà entrée en production. Il s’occupe aussi de l’épierrage et de l’irrigation, ramenant l’eau dans des rigoles tortueuses sans ouvrage d’art à partir l’assif-el-ach, un oued qui coule en amont de l’oliveraie, dévalant en multiples cascades les ravins profonds du massif des At-Melikèche
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Les étourneaux ouvrent la porte de l’hiver
« Si les olives noircissent et tombent, nous organisons une pré cueillette nettoyant simultanément l’oliveraie en prévision de la véritable récolte. Cette activité préliminaire est dite Ahlaladh. L’huile lourde obtenue n’est pas toujours de première qualité. Elle permet cependant aux familles paysannes d’assurer la consommation des derniers jours de l’année, en attendant l’huile légère et parfumée des olives bien mûres et gorgées de soleil. Les propriétaires des moulins saisissent cette occasion pour remettre en marche les pressoirs, et lubrifier les rouages dans des essais répétés jusqu’à ce que tout baigne dans l’huile » explique Aissa, pédagogue.
Il lutte avec acharnement avant l’arrivée de l’hiver pour arracher au maquis conquérant les parcelles qu’il a envahies et réduire les buissons qui y repoussent à une allure vertigineuse. Iwedjiven, la période des premiers labours d’automne, est le moment propice à ce travail, tel que le prescrit l’almanach berbère. Le labeur de Aissa consiste à déraciner tous ces arbustes concurrents et permettre aux oliviers de respirer, de profiter seuls du soleil, de l’eau et des sels du sous-sol. Libérer et tailler les jeunes oléastres qui poussent spontanément, les préparer à la greffe, est le second objectif du paysan.
Le laurier rose (Ilili) est le plus tenace. Avec des racines profondes, il régénère tous les ans sans difficulté. Le lentisque, buissonneux (Amadagh) aux tiges flexibles utilisées par les vanniers pour tresser des hottes en mélange avec de l’osier (alezaz) et du roseau (Aghanim), dispute l’espace au jujubier (azougar), un buisson touffu hérissé d’épines, et au tamaris (Amemay), ainsi qu’au genêt (Azezou) avec ses diverses variétés comme la cytise (Adhardhaq) aux jolis chapelets de fleurs jaunes.
Si l’arrivée des cigognes (ibélourèdj) annonce le printemps, celle des étourneaux (zarzour) signale le début de l’hiver. Après avoir colonisé le littoral où les olives mûrissent tôt, les passereaux voraces remontent dans la haute vallée de la Soummam à la mi-décembre. Cette durée où les arbres caducs se débarrassent de leurs feuilles ultimes, pour se reposer durant la saison froide, est dite Iqechachen dans l’almanach kabyle. C’est le déclin de l’automne (lekhrif) ponctué par le solstice d’hiver.
Aissa est au dixième buisson coupé ce matin. Notre présence l’a paradoxalement galvanisé : « Je te donnerai une charpente si bien équilibrée qu’une famille entière pourra se réfugier dans tes branches sans dommages » dit-il, s’adressant au chétif oléastre libéré des bosquets tentaculaires. Le fellah est dans son élément. Il parle avec amour aux oliviers, oubliant l’entourage. Il prodigue soins et conseils à ses amis les végétaux, faisant des paris et des promesses. Il s’investit corps et âme dans des défis que le profane ne peut soupçonner. Possédé par son travail, l’oléiculteur oublie même de manger. Kaci, un instituteur amoureux de la nature, nous a rejoint. Nous réchauffons sur la braise de pin d’Alep le repas que l’éducateur nous offre pour le plaisir du pique-nique partagé dans le maquis. Ahalouch est un plat traditionnel à base de pommes de terre relevées de blettes, de pelures de piment sec, de menthe et de coriandre fraîche. Le mélange accompagné d’une galette d’orge est assaisonné d’huile d’olive. Aissa parle en mangeant.
Il veut que la légende de la grive et de l’étourneau fasse le tour du monde: « L’étourneau est fanfaron et démonstratif. Il mange en chantant. Organisé en bandes avec des guetteurs, il aurait dit dans les temps anciens « Alaâyadh atharawla » (crions et partons). Alors que la grive, profitant de la cacophonie des exubérants étourneaux, aurait conseillé à ses petits de manger en silence : «Etchaw, Essaw ». Il n’en tire aucune morale. Il reprend le travail, assénant des coups de hache précis au tronc tortueux d’un buisson de cytise.
Espèces en voie de disparition
« Dans quelques années, il faudra sortir des hautes écoles d’agronomie pour savoir couper un buisson ou greffer un oléastre. Améliorer les espèces d’olivier ou lutter contre les maladies des végétaux est une autre paire de manches, il faudra importer des experts étrangers !»fulmine l’oléiculteur nostalgique d’un passé où les initiés dans l’art de cultiver l’olivier étaient légion. Aissa peut s’enorgueillir d’avoir régénéré Aharoun-amellal, une espèce d’olivier en voie de disparition. Cette petite olive qui ne noircit pas est caractérisée par un fort rendement en huile. Cette découverte a été certifiée par le pépiniériste de la ferme expérimentale d’Allaghane.
Aissa a une dent contre les étourneaux : « Il parait qu’en Europe, ils ne sont pas grégaires ! Ils nidifient chacun dans son arbre ne dérangeant personne. Une fois chez nous, ils dévastent les oliveraies et se déplacent en bandes, en nuées prises de folie, plus nuisibles que les sauterelles ». Les campagnards ne se laissent pas dépouiller sans réagir. Ils chassent l’étourneau de mille façons. En plus des armes à feu, ils usent d’une panoplie de pièges : Tacharkets, le nœud coulant installé dans les rameaux de l’olivier, Takhefets, la mésangette à appât vivant, Takolaït, la tige à lacet, Tafdoult, le piège de pierre et d’autres pratiques dévastatrices comme Elazoq, la pose de gluaux dans les branches d’un olivier bien exposé et chargé de fruits mûrs. Les étourneaux englués sont cueillis par dizaines par des guetteurs embusqués dans des abris buissonneux. Les paysannes récupèrent le duvet des passereaux cuisinés pour confectionner des coussins. Les fellahs ne tuent jamais les autres espèces d’oiseaux, pas même les moineaux réputés ravageurs de cultures. Ils se contentent de les éloigner avec des épouvantails. Ils protègent de leur mieux la faune locale, notamment les chacals, les belettes et les hérissons.
Tous les oliviers sont prêts à la récolte. Aissa s’attaquera dès demain à la parcelle supérieure où le maquis impénétrable est colonisé par les belettes et les chacals. Il esquisse un plan de bataille contre les buissons pour libérer un millier de petits oléastres qui donneront autant d’oliviers dans cinq années au plus tard : « Je dois ouvrir une brèche dans les broussailles et délimiter la surface à nettoyer. L’extermination totale des bosquets est une lutte permanente durant des années. Il suffit de sauter une saison de nettoyage et le maquis reprend ses terres. Il redevient inextricable. Une fois l’olivier assez grand, il se défend tout seul, imposant son ombre pour ralentir la progression des buissons ».Les brillants oiseaux migrateurs colonisent le ciel en décrivant des sinusoïdes flottantes. Afalkou, l’impitoyable épervier, pourchasse ces fortes grappes noires qui se figent par instants, avant de se répandre prestement comme des ombres incertaines pour esquisser plus loin, plus haut, une toile fugace en gros traits de fusain barrant l’horizon.
Aissa range ses outils et éteint le feu. Les derniers rayons du soleil dessinent sur Igouza, les grappes d’olives, des arabesques brillantes : « C’est l’appel de l’olivier, de son huile, le poème de la sève de la perle noire » dit l’homme qui parle aux oliviers.
(1) Jours de Kabylie, Mouloud Feraoun, Editions du Seuil, page 124